Jean-Jacques Pauvert a, du fait de ses publications érotiques, souvent eu maille à partir avec la police et la justice. Il a expliqué très clairement les fondements juridiques sur lesquels s’appuyaient ceux qui ont voulu interdire ses livres, et c’est un point qu’il m’a semblé intéressant de développer dans ce dernier billet sur ce blog inspiré par son autobiographie.
Dès ses débuts en tant qu’éditeur et ses premières publications d’oeuvres de Sade, en 1946, Jean-Jacques Pauvert a eu affaire à la Commission du livre, instance qui, d’après ce que j’ai pu comprendre, avait le pouvoir de déterminer si des livres constituaient un outrage aux bonnes moeurs et de préconiser leur destruction ou d’intenter des poursuites contre auteurs et éditeurs.
Néanmoins, la loi à laquelle il a été principalement confronté, et qui s’applique encore aujourd’hui, est la loi « sur les publications destinées à la jeunesse », du 16 juillet 1949. Jean-Jacques Pauvert cite les principaux articles de cette loi, dont je recopie ici les deux premiers :
Article premier « Sont assujetties aux prescriptions de la présente loi toutes les publications périodiques ou non qui, par leur caractère, leur présentation ou leur objet, apparaissent comme principalement destinées aux enfants et aux adolescents. »
Article 2 « Les publications visées à l’article premier ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes, qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse.
Les publications destinées à la jeunesse doivent être déposées en cinq exemplaires au ministère de la Justice pour être soumises à une commission de contrôle. Et, en cas d’infraction à l’article 2, c’est à dire si les ouvrages présentent sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine ou la débauche, les contrevenants peuvent être punis d’un emprisonnement de un mois à un an, et d’une amende de 1 500 à 15 000 francs. »
Le premier article n’a pas varié d’un mot en 60 ans. Le second a été un peu modernisé : l’interdiction a été élargie à ce qui est susceptible d' »inspirer ou entretenir des préjugés ethniques ou sexistes » et les peines encourues ont été actualisées. Néanmoins, cet article également a peu varié en 60 ans.
Jusque-là, ça semble tout à fait raisonnable. Je me dis simplement qu’il y aurait du boulot pour appliquer la loi à la lettre car la littérature enfantine est, encore trop souvent, diablement sexiste, mais je m’égare…
Les choses se sont gâtées lorsque une ordonnance du 23 décembre 1958 a ajouté à cette loi un article 14, rédigé tel que suit :
Il est interdit de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans, les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique ou de la place faite au crime.
Il est interdit, en outre, d’exposer ces publications à la vue du public en quelque lieu que ce soit et notamment à l’extérieur ou à l’intérieur des magasins ou des kiosques ou de faire pour elles de la publicité sous quelque forme que ce soit.
Les publications auxquelles s’appliquent ces interdictions sont désignées par arrêté du ministre de l’Intérieur. La Commission chargée de la surveillance et des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence est habilitée à signaler les publications qui lui paraissent justifier ces interdictions.
Il est bien entendu que, par « mineurs de dix-huit ans », le législateur entend les mineurs de moins de 18 ans. En cas d’infraction à cet article, les peines encourues sont identiques à celles de l’article 1er et, de plus, les policiers peuvent saisir les publications et détruire tout support publicitaire relatif à celles-ci. En outre, lorsque trois publications d’un même éditeur sont interdites au cours d’un intervalle de 12 mois, cet éditeur se voit dans l’obligation de déposer au ministère de la Justice 3 exemplaires de chacune de ses nouvelles publications, 3 mois avant leur mise en vente. S’il tente de s’y soustraire, les ouvrages peuvent être interdits et la maison d’édition elle-même fermée, de façon temporaire ou définitive.
Cet article rend quasiment impossible la vente des livres frappés par ces interdictions : comment faire connaître un ouvrage pour lequel il est non seulement interdit de faire de la publicité, mais même de le présenter à la vue du public? Les ouvrages interdits devaient être conservés par les libraires dans des placards fermés, aux portes non vitrées. De plus, cet article rétablit une forme de censure, dans laquelle une part d’arbitraire est possible, puisque la désignation des ouvrages frappés d’interdiction est à la discrétion du ministre de l’intérieur.
L’article 14 a été modifié et assouplit par Georges Pompidou par une loi en date du 4 janvier 1967. Le principal changement apporté par cette loi, explique Jean-Jacques Pauvert, réside en ce que l’administration ne dispose plus que d’un délai de un an seulement après sa parution pour décider d’interdire une publication.
Enfin, il a été à nouveau modifié par une loi du 31 décembre 1987. Celle-ci a, à la fois, élargi l’objet de l’article 14 (cette fois, je recopie Legifrance) :
Le ministre de l’intérieur est habilité à interdire :
– de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de dix-huit ans les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique, ou de la place faite au crime ou à la violence, à la discrimination ou à la haine raciale, à l’incitation, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ;
– d’exposer ces publications à la vue du public en quelque lieu que ce soit, et notamment à l’extérieur ou à l’intérieur des magasins ou des kiosques, et de faire pour elles de la publicité par la voie d’affiches ;
– d’effectuer, en faveur de ces publications, de la publicité au moyen de prospectus, d’annonces ou insertions publiées dans la presse, de lettres-circulaires adressées aux acquéreurs éventuels ou d’émissions radiodiffusées ou télévisées
et adouci son application :
Toutefois, le ministre de l’intérieur a la faculté de ne prononcer que les deux premières, ou la première, de ces interdictions.
L’article 14 est visiblement appliqué de façon beaucoup moins contraignante qu’il ne l’était quand il a été promulgué, les publications à « caractère licencieux » étant désormais exposées à la vue de tous dans les kiosques et librairies. Néanmoins, le cadre juridique existe au cas où, dans le futur, un gouvernement quelconque serait tenté de rétablir la censure. Même si internet, qui s’est démocratisé après la dernière modification de la loi, rendrait sans doute les choses plus difficiles.