Melancholia est le deuxième roman de la trilogie intitulée Monologues sur le plaisir, la lassitude et la mort. La trilogie repose sur trois personnages : Yazaki, un producteur de comédies musicales, et les deux femmes qu’il a aimées, Keiko, qui gagne sa vie comme maîtresse S/M, et Reiko, une jeune actrice très belle. Dans chaque livre, l’un des personnages raconte leur histoire commune à un interlocuteur du sexe opposé. Les trois points de vue se complètent et s’additionnent. Chaque roman peut néanmoins être lu de façon indépendante.
Dans le premier, Ecstasy, que j’ai lu l’année dernière, et dont j’ai parlé ici, la conteuse était Keiko. Le troisième, Thanatos, est centré autour de Reiko. C’est donc Yazaki qui se raconte ici. Il est interviewé par Michiko, une jeune journaliste japonaise vivant aux Etats-Unis, qui aimerait savoir pourquoi Yazaki a vécu un temps comme SDF à New York, alors qu’il n’était pas ruiné. Mais si Yazaki se dévoile, ce n’est pas qu’il est en mal de confidences, c’est une stratégie de séduction. Michiko, en effet, est rapidement déraisonnablement attirée par lui, bien qu’elle tente de se raisonner. Son attirance découle d’une question d’informations :
Le problème résidait plutôt dans la « quantité d’informations » que possédaient tous ces individus. Et ce n’était pas une chose qui s’obtenait en regardant systématiquement CNN tous les soirs, en parcourant exhaustivement le Post ou le Herald Tribune ou en ayant vu tous les nouveaux films sortis en vidéo. De la même manière qu’il était probablement difficile d’affirmer qu’une personne ayant lu tous les ouvrages historiques et tous les guides pratiques consacrés aux vins californiens et une autre ayant réellement goûté un Baron Philippe ou un Roberto Mondavi Opus One possédaient la même quantité d’informations. […] En le comparant à ce garçon de café blond au visage si doux, je comprenais plus clairement à présent la première impression que m’avait faite Yazaki. Il disposait indéniablement d’une quantité fabuleuse d’informations. C’était la première fois que je rencontrais un Japonais, un homme, tel que lui.
Et Yazaki semble très bien l’avoir compris. Lui-même évoque cette notion d’informations :
Tous les actes se produisant en ce bas monde sont déterminés par la somme d’informations dont dispose et est composé un individu ainsi que par la somme des désirs qui poussent cet individu à transmettre à un autre individu les informations dont il est constitué.
Yazaki se livre donc à une sorte de jeu du chat et de la souris avec Michiko. Conscient de la fascination qu’il exerce sur elle, il s’interrompt parfois pour nier essayer de la séduire, ou pour se moquer d’elle. Il semble chercher le fil de ses pensées, faire de l’introspection en même temps qu’il parle, mais il sait très bien où il va. Le lecteur est, dans Melancholia, dans la même situation que dans Ecstasy. Il est dans la même position que Michiko : elle est la narratrice et le lecteur voit les mêmes choses qu’elle. Ainsi, alors que Yazaki s’excuse de tenir des propos décousus, Michiko y voit une logique, et le lecteur aussi. Mais, en même temps, le lecteur a plus de recul que Michiko et, comme dans Melancholia, cela induit une tension. Il n’y a aucune raison de penser que les intentions de Yazaki sont romantiques. Michiko, en dépit des compliments qu’il lui fait, n’a rien qui sorte de l’ordinaire, et en est consciente, et ne peut rivaliser avec Reiko ou Keiko. Elle ne semble pas, selon les critères de Yazaki, être plus intéressante pour lui que les jeunes femmes qu’il a maltraitées et méprisées dans le passé. Quelles sont donc ses intentions? Plus d’une fois, j’aurais eu envie de secouer Michiko et de lui dire de partir en courant!
Je pourrais pratiquement faire pour Melancholia un copier-coller de mon billet sur Ecstasy… ce qui ne veut pas dire que ce roman soit une redite de l’autre. Le schéma est identique, mais Murakami s’est renouvellé et est arrivé à en faire un livre différent, qui m’a autant captivé que le premier. Les deux livres ne relèvent pas de la littérature érotique. Il y est beaucoup question de sexe, c’est pourquoi j’ai décidé d’en parler ici, mais celui-ci n’a pas une vocation érotique, il renforce l’impression de lourdeur et l’atmosphère glauque des romans.
Murakami montre dans ses oeuvres la décadence de la société actuelle, et j’ai toujours autant de mal à souscrire à son discours. La violence, la noirceur de Yazaki et d’autres personnages dont il évoque le souvenir, semblent gratuites et injustifiées. J’ai du mal avec ça. Yazaki qui se pose en juge et s’estime si supérieur me fait juste l’impression d’être un pauvre type, bien que redoutable, et la fascination qu’éprouve pour lui Michiko, qui le perçoit en même temps comme un perdant, me laisse perplexe. Et pourtant il faut croire que ça marche, puisque j’ai été, une fois de plus, fascinée par l’écriture de Ryû Murakami. Je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi, alors que ses romans auraient normalement tout pour me faire fuir, cet auteur me plaît autant… C’est sans doute pour ça que j’ai autant de mal à faire des billets cohérents sur ses oeuvres!
J’ai, bien évidemment, déjà ajouté Thanatos à ma LAL.
Melancholia
Ryû Murakami
Editions Picquier – Picquier Poche