Très vite, Jean-Jacques Pauvert eut envie de publier Sade. Pendant la guerre et juste après celle-ci, on parlait beaucoup de Sade, les intellectuels écrivaient sur lui, le décrivant comme « important », comme « un grand romancier » et « un grand moraliste », mais il était impossible de le lire, à moins de se procurer une édition clandestine. Jean-Jacques Pauvert, qui considère que Sade tient une place unique dans la littérature, s’était donc mis en tête d’éditer ses oeuvres complètes, de façon à les rendre enfin accessibles. Il devait s’agir d’une édition qui porterait son nom, et non d’une édition clandestine.
Il s’y attela dès 1947 (il avait commencé depuis 2 ans à éditer des livres, mais n’avait encore que 21 ans!). Il commença avec l’Histoire de Juliette, dont les deux premiers volumes parurent à la fin de cette année, et dont les suivants furent publiés petit à petit au cours des années suivantes, en fonction de ses possibilités financières.
Très vite, cette publication lui attira des ennuis : perquisitions de la police, convocations à la brigade mondaine. Les policiers étaient tantôt indulgents, tantôt sévères, mais tous partageaient la même incompréhension face à son obstination de publier Sade. Les plus indulgents lui auraient presque conseillé d’en faire plutôt une édition clandestine. Pendant quelques années, cependant, la police n’alla pas plus loin et ne l’inquiéta pas outre mesure.
Il dut néanmoins faire face à d’autres soucis : les distributeurs refusèrent de diffuser les livres en librairies et beaucoup de libraires refusèrent de les prendre. Il fut donc contraint de se rabattre, pour écouler ses livres, sur les bouquinistes des quais et sur les sex shops de la rue Saint-Denis, où il essuya également des refus : « les clients n’aiment pas ça. Sade, c’est trop sérieux, trop sanglant. » Je ne résiste pas à l’envie de citer un passage qui m’a amusée à propos de ce monde pittoresque :
« Je rencontrais des gens bizarres. La publication de l’Histoire de Juliette, boudée par la plupart des librairies « honnêtes » me faisait entrer peu à peu, comme je l’ai dit, dans le monde interlope des boutiques surveillées par la police, tenues la plupart du temps par des repris de justice, indicateurs à l’occasion. Ils me regardaient avec une certaine méfiance. Je ne rentrais pas dans leurs catégories. J’agissais au grand jour, et je ne m’intéressais pas au côté louche de leur commerce, avec fourniture de godemichés ou de fouets à des clients qui me regardaient de côté, ou se taisaient quand j’entrais. Les libraires ne comprenaient pas pourquoi j’éditais des « bouquins cochons » et refusais les accessoires pittoresques qu’ils me proposaient parfois en échange. Mais en somme je me révélais inoffensif à l’usage…
Il y avait un deuxième degré dans ce monde plus ou moins secret : celui des clients particuliers, qui était d’une certaine diversité. Il y avait des clients qui avaient vaguement entendu parler de Sade comme d’un auteur « croustillant », qui recevaient des volumes et manifestaient leur déception. Il y avait des acheteurs qui mettaient autour de Sade toute une sauce philosophico-ésotérique, et qui m’écrivaient de longues lettres auxquelles je ne répondais jamais.
Et puis il y avait des clients plus spéciaux, qui voulaient me rencontrer, espérant sans doute je ne sais quel piment pour leur pauvre existence. Ils venaient aux parcimonieux rendez-vous que j’accordais, parfois en couple, ce qui était encore plus navrant. Ils m’expliquaient aussi que Sade était décevant, par rapport à une réalité soi-disant secrète qu’ils décrivaient avec mystère, des réticences. Et moi, éditeur de Sade, comment est-ce que je voyais la vie, est-ce que je n’avais jamais été tenté de réaliser des fantasmes, comme eux? Car n’est-ce pas… »
Il continua son travail d’édition avec, en 1952, la publication de La philosophie dans le boudoir. Les distributeurs ne consentaient toujours pas à s’occuper de Sade, mais Jean-Jacques Pauvert avait réussi à trouver quelques libraires et bouquinistes qui lui prenaient des exemplaires. Il poursuivit donc avec, en 1953, La nouvelle Justine et Les cent vingt journées de Sodome.
Une fois ces quatre oeuvres majeures publiées, la Justice commença à bouger et le procès Sade s’ouvrit le 15 décembre 1956. Quand il avait senti le procès approcher, Jean-Jacques Pauvert avait choisi comme défenseur Maurice Garçon : « l’avocat des écrivains, le défenseur de la liberté d’expression ; de surcroît, il était de l’Académie française. » Celui-ci, intéressé, accepta aussitôt de le défendre. Jean Cocteau, André Breton, Georges Bataille, témoignèrent en faveur de Sade au procès.
« Partant de là, Maurice Garçon élaborait pour Sade une défense très simple : oui ou non, l’oeuvre de Sade intéresse-t-elle le monde intellectuel? Oui, apparemment. Donc Jean-Jacques Pauvert a bien fait de l’éditer, pour la première fois au monde avec un nom et une adresse d’éditeur, sans coupures, sans illustrations, honnêtement, en fait. L’oeuvre de Sade est-elle « immorale »? Oui, sans aucun doute. Mais aujourd’hui, nous avons appris à regarder l’immoralité en face.
Il y avait d’autres éléments que Maurice Garçon voulait aborder. En fait, il voulait faire le procès de la censure telle qu’elle s’exerçait à l’époque, le plus hypocritement du monde. »
Le substitut du procureur fit un réquisitoire très sobre, principalement axé sur le fait que les écrits de Sade étaient contraires aux bonnes moeurs.
Le 10 janvier 1957, Jean-Jacques Pauvert fut condamné à 200 000 francs d’amende et le tribunal ordonna la saisie et la destruction des ouvrages. La presse resta très réservée sur l’affaire. Quant au principal intéressé, il mit en vente, quelques semaines après, L’affaire Sade, dans laquelle étaient reproduits les plaidoiries et témoignages du procès, et fit aussitôt appel.
Le procès en appel eut lieu l’année suivante. Non seulement son issue s’avéra beaucoup plus favorable : bien que les dispositions du jugement de première instance soient confirmées, le nouveau jugement supprimait l’amende et la destruction des livres, mais ce fut également un jugement important. Jean-Jacques Pauvert l’explique en citant un passage de sa nouvelle édition de L’affaire Sade, augmentée de pièces relatives à l’appel :
« Le jugement remarquable dont nous donnons ici le texte fut rendu par la Cour d’Appel le 12 mars 1958. Les juges déclaraient en somme que la philosophie d’un écrivain digne de ce nom ne relevait pas des tribunaux, mais que lorsque les moyens d’expression du littérateur « entraient en conflit avec les exigences de la moralité publique », l’éditeur devait seulement en restreindre la diffusion. Pour la première fois, l’existence d’une « littérature pour adultes » était officiellement reconnue par la magistrature. »
Après ce procès d’appel, il ne fut plus inquiété et put réimprimer à loisir Sade, qui sortit peu à peu de l’ombre.
Merci pour cette belle histoire qui me rappelle Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. ».
J’ai lu récemment je ne sais plus où que, comme beaucoup de citations célèbres, Voltaire ne l’aurait pas dite. :-)
Mais il y a de ça, en effet. Même si, dans le cas présent, je pense que Jean-Jacques Pauvert considérait que Sade a quelque chose à apporter.
« Mentez-mentez il en restera toujours quelque chose » n’aurait-il pas dit également. Il paraîtrait même qu’il n’aurait jamais dit de mal de la franc-maçonnerie ;-)
Mais peu importe que les phrases fussent dites ou pas : cela n’enlève rien de leur force et de leur vérité ;-)
Ce qui ne l’a pas empêché de se faire initier dans une loge à la fin de sa vie. :-)
Mais oui, c’est très vrai.
à moins d’être masochiste la chronologie naturelle est inverse : dire du mal après.
Il devait avoir ses raisons mais je les ignore!
[…] du livre, plus axée sur les publications érotiques de son auteur – Livres et libraires – L’affaire Sade – L’histoire d’Histoire d’O – La législation en matière de livres – Les […]