Jung Kyung-a est diplômée d’histoire. Elle a néanmoins fait carrière en tant que scénariste de dessins animés et auteur de bandes dessinées. C’est l’intervention américaine en Irak, en 2003, qui l’amène à s’interroger sur le rapport entre la guerre et les femmes. C’est ainsi qu’elle en est venue à travailler sur celles qu’on a appelées les « femmes de réconfort », ces femmes, parmi lesquelles beaucoup de coréennes, prostituées de force dans des bordels à l’usage des militaires japonais.
Le résultat de ses recherches est ce manhwa (bande dessinée coréenne) de plus de 250 pages, qui est apparemment suivi d’un deuxième tome qui n’a pas l’air d’avoir été publié en France ni de devoir être publié dans un futur proche. Ce premier volume m’a semblé un OVNI car je n’avais jamais eu une telle bande dessinée entre les mains.
Le manhwa est divisé en 3 parties, de longueurs inégales. La première, sorte de chapitre introductif, est centré sur une hollandaise. Elle permet d’aborder différents thèmes :
– comment les rescapées ont commencé à se faire entendre dans les années 90s et à réclamer que l’Etat japonais reconnaisse leur existence et sa responsabilité,
– la difficulté pour ces femmes de révéler le secret honteux qu’elles ont porté en elles pendant 50 ans, n’osant pas même en parler aux membres de leur famille,
– le fait que, non seulement des asiatiques ont été concernées, mais que des occidentales qui vivaient dans les colonies hollandaises conquises par les japonais, ont été déplacées des camps de prisonniers où elles étaient détenues pour être enfermées dans ces bordels à l’usage exclusif des militaires japonais.
La seconde partie, qui constitue l’essentiel de l’album, s’appuie sur l’ouvrage de Aso Tetsuo, un médecin militaire chargé d’examiner les jeunes filles et jeunes femmes qu’on envoyait dans ces bordels, Méthode de prévention active des maladies vénériennes. En utilisant ce médecin comme fil conducteur, l’auteur dresse une chronologie, montrant que la pratique ne date pas de la seconde guerre mondiale mais remonte aux débuts de l’expansionisme japonais. Elle montre comment l’organisation des « maisons de réconfort » a évolué et s’est structurée, et décrit les conditions inhumaines dans lesquelles ces jeunes filles étaient détenues et violées à longueur de journée. Elle développe également les différentes techniques de recrutement de l’armée : promesse fallacieuse d’un travail, menaces et enlèvements.
La troisième partie, aussi courte que la première, dresse le portrait d’une de ces femmes à travers un séjour qu’elle a effectué dans sa famille, au cours duquel l’auteur l’a accompagnée.
La transition entre les parties est constituée d’intermèdes assez étranges, dans lesquels des amies de l’auteur font des commentaires sur son manhwa et qui sont ponctués d’interventions d’un personnage représentant Yun Mi-Hyang, secrétaire générale du Conseil coréen pour les femmes enrôlées de force comme esclaves sexuelles au service de l’armée japonaise, qui précise des définitions et des faits historiques.
Dans chacune des trois parties, une couleur vient s’ajouter au noir et blanc dans les dessins. J’ai lu le manhwa tard le soir, à la lumière artificielle, et j’avais cru qu’il était en noir et blanc. Ca m’a fait tout drôle de découvrir, le lendemain, les couleurs à la lumière du jour. Du coup, je l’ai reparcouru complètement. La première partie est agrémentée de tons de vert/kaki qui m’ont évoqué les uniformes militaires. La seconde est dominée par des tons de rouge et de rose, dans lesquels je vois à la fois la couleur du sexe et de l’érotisme, et celle du feu et de la mort. Dans la dernière enfin, on trouve du jaune et de l’ocre. Je ne sais comment l’interpréter mais j’ai vu dans ces couleurs lumineuses de l’espoir.
Dans l’ensemble, la forme du manhwa m’a complètement déroutée. Les dessins sont très simples, très naïfs, peu de décors. Parfois des photos, reproduites telles quelles ou redessinées par l’auteur. Tout est très factuel : des cartes, des plans, des citations. Ca m’a fait penser à un cours d’histoire qui aurait été retranscrit sous forme de fiches pour que l’essentiel soit facilement assimilable et mémorisable. Ce qui ne veut pas dire que l’album soit indigeste, bien au contraire! Déjà, il est très aéré, et le ton, toujours très pudique, est souvent naïf, presque enfantin, et rempli de traits d’humour. Au début j’ai trouvé étonnant ce contraste entre le sujet et la façon dont il est abordé. Avec le recul, ça me semble une très bonne idée. D’une part, ça permet à l’auteur de garder une certaine distance, d’être factuelle et non accusatrice. D’autre part, je pense que la lecture m’aurait sans ça paru insoutenable.
Si elle s’intéresse bien évidemment à la condition des femmes, à travers le destin tragique de ces « femmes de réconfort », ce sont les guerres que Jung Kyung-a entend dénoncer, d’où l’apparition dans une case de G.W. Bush. Ainsi, elle condamne également les pressions qui étaient exercées sur les soldats pour qu’ils fréquentent les « maisons de réconfort ». Les officiers vérifiaient parfois que les soldats passaient bien à l’acte. Cela faisait partie de leur apprentissage et des valeurs qu’on voulait leur inculquer pour faire d’eux des guerriers. Elle évoque également le fait que à la fin de la guerre, des « maisons de réconfort » ont été créées à l’intention des soldats alliés, dans le but de préserver les japonaises.
J’ai appris énormément de choses en lisant ce bel album. S’il m’a déroutée au départ, je le trouve, avec le recul, très bien fait et je ne saurais trop vous le conseiller si le sujet vous intéresse et que vous en voulez une première approche.
Cette lecture constitue ma deuxième participation au défi Images du Japon de Kaeru.
Comme tu le sais, il est dans ma PAL depuis quelques temps. J’avoue que la forme m’a beaucoup dérouté et que je ne sais pas trop comment prendre ce recueil pour le moins atypique. Mais promis je vais bientôt me pencher sur son cas^^
Je suis contente d’avoir au moins réussi à dérouter l’expert en BD que tu es! Vu la taille de ta PAL, je ne m’attendais pas à ce que tu le lises dans un futur proche.
[…] 2 juin – Femmes de réconfort – Esclaves sexuelles de l’armée japonaise : Ce manhwa (BD coréenne) de 264 pages m’a tenue occupée plus de 3 heures. En dépit de ma […]
Le sujet de cet album avait attiré mon attention. Après avoir lu ta critique j’ai d’autant plus envie de e découvrir. Merci
J’espère qu’il te plaira! Avec le recul, le souvenir que j’en ai est celui d’un album d’un abord très déconcertant, mais d’une grande richesse sous ses airs naïfs.