Claude-Prosper Jolyot de Crébillon fut surnommé Crébillon fils pour le distinguer de son père, à qui Les égarements du coeur et de l’esprit sont dédiés, et qui, s’il est aujourd’hui tombé dans l’oubli, fut au 18e siècle un dramaturge célèbre, rival de Voltaire. Crébillon fils, né en 1707, débuta en littérature en 1730 et connut le succès en même temps que des ennuis avec la justice. Le sopha, dans lequel le narrateur a été transformé, à cause d’un mauvais sort, en un sopha sur lequel des couples viennent s’ébattre, lui valu d’être banni à trente lieux de Paris, en 1742. Il passa 12 ans en « exil » dans une relative gêne financière. A son retour, il obtint grâce à la Pompadour un poste qui lui assura un revenu régulier : il fut nommé… censeur royal pour les belles-lettres! Il continua à écrire tout en occupant sa fonction avec sérieux. Il décéda en 1777.
Les égarements du coeur et de l’esprit n’est pas un roman libertin mais un roman sur les libertins. L’auteur écrit dans sa préface :
« Le roman, si méprisé des personnes sensées, et souvent avec justice, serait peut-être celui de tous les genres qu’on pourrait rendre le plus utile, s’il était bien manié, si, au lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la comédie, le tableau de la vie humaine, et qu’on y censurât les vices et les ridicules. »
Et c’est bien ce qu’il s’est efforcé de faire, cherchant à mêler l’utile et l’amusant dans ce roman où il met en scène une aristocratie parisienne aux moeurs dépravées, dont il épingle avec humour l’hypocrisie et les ridicules.
La préface indique également la trame initialement prévue pour le roman :
« On verra dans ces mémoires un homme tel qu’ils sont presque tous dans une extrême jeunesse, simple d’abord et sans art, et ne connaissant pas encore le monde où il est obligé de vivre. La première et la seconde partie roulent sur cette ignorance et sur ses premières amours. C’est, dans les suivantes, un homme plein de fausses idées, et pétri de ridicules, et qui y est moins entraîné encore par lui-même, que par des personnes intéressées à lui corrompre le coeur, et l’esprit. On le verra enfin dans les dernières, rendu à lui-même, devoir toutes ses vertus à une femme estimable; voilà quel est l’objet des Egarements de l’esprit et du coeur. »
Malheureusement, le roman est resté inachevé et, si Crébillon fils donne au cours du récit quelques indications sur ce qui était supposé se passer ensuite, le récit s’arrête alors que le jeune héros démarre à peine son apprentissage.
Le narrateur, M. de Meilcour, est un jeune homme de 17 ans qui fait son entrée dans le monde et ignore tout des usages de celui-ci et du sexe opposé. D’une grande naïveté, il peine à comprendre les codes qui régissent la bonne société. Il va faire son apprentissage au contact de trois femmes, qui représentent trois types différents.
La première, Mme de Lursay, est une amie de la mère du narrateur. Compromise dans sa jeunesse à cause d’une liaison qui a été publiquement connue, elle s’est depuis efforcée de rebâtir sa réputation en se glissant dans le rôle d’une prude à la vertu sévère, tout en continuant discrètement à vivre des histoires galantes. C’est le personnage le plus complexe et le plus intéressant du roman, car elle joue sur deux tableaux. Elle est une femme pleine de dignité qui en impose mais est en même temps très vulnérable : du fait qu’elle a fauté autrefois, sa réputation est restée fragile et un rien pourrait la faire s’écrouler, elle est donc à la merci de la moindre indiscrétion. Elle fréquente à la fois des personnes vertueuses qui l’aiment et l’estiment, comme la mère de Meilcour ou celle d’Hortense de Théville, et des libertins tels que Versac. Elle est touchante du fait de la sincérité des sentiments qu’elle éprouve pour le narrateur mais ses difficultés à parvenir à ses fins lui donnent un côté comique.
Lors d’une soirée à l’opéra, Meilcour a un coup de foudre pour une jeune inconnue qui se révèle être une parente éloignée, Hortense de Théville. Celle-ci incarne la jeune fille idéale, honnête et vertueuse, et on peut penser qu’elle est la femme estimable vers qui Crébillon fils pensait ramener son héros à la fin du roman.
Il y a enfin Mme de Senanges, une femme vieille, laide et dépravée qui s’entiche de Meilcour lorsqu’elle le rencontre chez Mme de Lursay et qui se persuade que cette inclination est réciproque. C’est un personnage totalement négatif et ridicule. On sait d’elle que, du fait de sa haute naissance, elle s’est toujours cru dispensée de se plier aux convenances et n’a suivi que ses fantaisies, et je me demande si ce refus de se conformer à l’hypocrisie ambiante n’est pas le plus grand crime dont il lui soit fait grief.
L’aristocratie parisienne dépeinte par Crébillon fils est, en effet, un milieu extrêmement codifié, qui repose sur l’hypocrisie. Les convenances et la politesse, qui peuvent nous sembler parfois étonnamment conçus, pèsent d’un tel poids qu’ils influent jusque sur le choix des liaisons. Ainsi, Meilcour est contrarié dans sa volonté de chercher à se rapprocher de Melle de Théville par Versac qui le pousse vers Mme de Sénanges, lui soutenant que, si elle a jeté son dévolu sur lui, il ne lui est pas possible de s’y soustraire.
Par ailleurs, les libertins, même s’ils se jouent de la pudeur et de la vertu, se doivent de paraître les défendre farouchement. Il n’est pas concevable, même pour une brève liaison, de s’abstenir de paraître éprouver un grand amour. L’homme doit le premier déclarer ses sentiments. Une femme n’est pas sensée faire des avances et doit se contenter d’attendre que l’homme s’explique auprès d’elle pour lui répondre. Elle n’est supposée céder qu’après une longue résistance. Si certains personnages regrettent que les moeurs se relâchent et que ces règles ne soient plus respectées, ils continuent néanmoins à agir en fonction d’elles. Inversement, toute profondeur doit être bannie de ce monde où tout n’est qu’apparence. Les conversations, quoique pleine d’esprit, se doivent d’être creuses. La vertu essentielle est de se conformer aux goûts du moment.
C’est ce système qu’expose clairement et longuement le libertin Versac, qui se pose en mentor du jeune Meilcour. Selon lui, la seule chose que peut ambitionner un jeune homme est de se faire un nom dans le public, et la meilleure façon d’y arriver est de plaire aux femmes. Ceci implique de cacher complètement ce que l’on est pour rentrer dans le moule en vigueur.
« C’est une erreur de croire que l’on puisse conserver dans le monde cette innocence de moeurs que l’on a communément quand on y entre, et que l’on y puisse être toujours vertueux et toujours naturel, sans risquer sa réputation ou sa fortune. Le coeur et l’esprit sont forcés de s’y gâter, tout y est mode et affectation. Les vertus, les agréments et les talents y sont purement arbitraires, et l’on y peut réussir qu’en se défigurant sans cesse. Voilà des principes que vous ne devez jamais perdre de vue : mais ce n’est pas assez de savoir que, pour réussir, il faut être ridicule. Il faut étudier avec soin le ton du monde où notre rang nous a placés, les ridicules qui conviennent le plus à notre état, ceux, en un mot, qui sont en crédit, et cette étude exige plus de finesse et d’attention qu’on ne peut l’imaginer. »
« Ce n’est pas tout : vous devez apprendre à déguiser si parfaitement votre caractère que ce soit en vain qu’on s’étudie à le démêler. Il faut encore que vous joigniez à l’art de tromper les autres celui de les pénétrer; que vous cherchiez toujours, sous ce qu’ils veulent vous paraître, ce qu’ils sont en effet. »
« – Je me souviens, lui dis-je, d’avoir vu quelquefois de ces gens que vous venez de me dépeindre; mais, loin qu’ils plussent, il me semble qu’on les accablait de tout le mépris qu’on leur doit, et qu’on les trouvait aussi insupportable qu’ils le sont.
– Dites, répondit-il, qu’on blâmait leurs travers, qu’on en riait même; mais que, malgré celà , ils ne plussent pas l’expérience y est totalement contraire. Voilà l’avantage des ridicules, c’est de séduire et d’entraîner les personnes mêmes qui les blâment le plus. »
Crébillon fils a donc voulu faire oeuvre utile en dressant un portrait critique de ses contemporains. Mais il a également su divertir. Personnellement, j’aime beaucoup son style fin et élégant et je me régale à le lire. De façon plus générale, je raffole du langage de cette époque et des jolies circonvolutions par lesquelles étaient exprimées des réalités qu’on exposerait aujourd’hui plus crûment. Ca m’amuse beaucoup. J’ai souvent souri à la relecture des Egarements du coeur et de l’esprit, la naïveté extrême du narrateur le mettant dans des situations assez comiques. J’ai trouvé particulièrement drôle le jeu de séduction entre lui et Mme de Lursay.
Comme je l’ai indiqué plus haut, c’est à l’homme de déclarer sa flamme. Mais Meilcour en est incapable en raison de sa timidité.
« j’aurais sans doute poussé en pareil cas mon respect au point où il devient un outrage pour les femmes, et un ridicule pour nous. »
Il craint encore plus de s’ouvrir sur le sujet auprès de Mme de Lursay, qui lui semble inaccessible. Celle-ci, sans faire au jeune homme un visage trop sévère, reste néanmoins dans un premier temps distante et digne afin de se maintenir sur le piédestal sur lequel Meilcour l’a placée, et de donner plus de prix à sa conquête.
« elle savait combien j’étais éloigné de la croire capable d’une faiblesse, et s’en croyait obligée à plus de circonspection, et à ne céder, s’il le fallait, qu’avec toute la décence que je devais attendre d’elle. »
Mais elle se rend rapidement compte que cette tactique bloque la situation et les conduit dans une impasse, et elle se trouve bien embarrassée quant à la façon d’en sortir. Elle se retrouve donc contrainte, pour parvenir à ses fins, de faire au jeune homme des avances de moins en moins discrètes. Sans succès.
« Il n’y avait assurément rien de si clair que ce qu’elle venait de me dire ; et elle m’avait traité en homme de la pénétration duquel on n’attend plus rien. »
Je vous laisse découvrir par vous-mêmes si elle parviendra finalement à conclure avec lui!
Pour ma part, j’avais envie, avant de passer à un autre auteur libertin, de rester encore un peu avec Crébillon fils et, pour ce faire, de recycler un petit commentaire que j’avais écrit il y a déjà quelques temps sur La nuit et le moment, mais j’ai pris tellement de plaisir à relire ce roman-ci que j’ai finalement décidé de relire celui-là aussi!

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