Voilà déjà un bon moment que j’avais repéré ce magazine en kiosque. Je ne m’étais pas risquée jusque-là à aller y voir de plus près car, paradoxalement, les magazines littéraires m’ennuient profondément en règle générale. J’étais néanmoins intriguée par la petite formule qui figure sous le titre « L’actualité par les livres du monde ». Le thème du dernier numéro m’a poussée à franchir le pas et je ne le regrette pas du tout, car j’en ai trouvé la lecture passionnante et très instructive, et je compte désormais suivre la revue si elle aborde des thèmes qui m’intéressent.
Bien plus qu’à un magazine littéraire, Books m’a fait penser à Courrier International. La façon de procéder est, en effet, identique : ce numéro spécial est une compilation d’articles de différents pays. La différence, c’est que les articles ici traduits et reproduits sont exclusivement des critiques de livres. Ces articles étant très longs (3 à 6 pages), ils font largement plus que donner un avis sur un livre. Soit ils en constituent une synthèse ou une critique, soit ils débordent largement sur le sujet. Ils sont donc très riches d’un point de vue informatif.
Les sujets traités sont très variés, la sexualité étant abordée sous de nombreux aspects, mais j’ai ressenti néanmoins une certaine cohérence dans l’ordre de présentation des articles. La variété des thèmes touche aussi bien à l’aspect géographique (cela va des concubines en Chine au proxénétisme au Canada en passant par un historique de l’homosexualité et de sa perception en Iran), qu’à l’aspect temporel (on voyage de la Grèce antique et la place qu’y occupait l’homosexualité aux réflexions contemporaines sur le polyamour en passant par les méthodes de travail de Masters et Johnson dans les années cinquante) ou qu’aux différentes pratiques – ou absences de pratique (la revue traite de l’asexualité au Japon, du rejet du coït par une féministe américaine dans les années 70s, de la masturbation, de l’érotisme dans la littérature arabe féminine contemporaine). Pour vous faire une meilleure idée du contenu du magazine, vous pouvez en consulter le sommaire et lire le début des articles sur son site, ici. Je précise que, bien que les sujets abordés soient quelquefois un peu « techniques », les articles sont d’un accès aisé et ne sont pas ennuyeux, loin de là!
Ceux qui me lisent régulièrement se souviendront peut-être que, dans mon billet posté il y a quelques jours sur L’éloge de la masturbation de Philippe Brénot, j’avais été, une fois de plus, assez casse-pieds, lui reprochant d’être trop véhément à l’égard des détracteurs de la masturbation et pensant qu’il était possible que ça ait pu nuire à la rigueur et à l’objectivité de ses recherches. Comme je ne maîtrise pas du tout le sujet, il ne s’agissait là que d’une impression dont j’ignorais si elle était fondée ou non, si bien que, après coup, j’avais eu des remords et m’étais reprochée d’avoir été trop sévère pour son ouvrage. J’ai donc été agréablement surprise de lire dans Books les deux articles relatifs à la masturbation. L’un est une critique assez rude par un historien d’un ouvrage d’un non-historien, qui avance la même théorie que Philippe Brénot, à savoir que la condamnation de la masturbation au 19e siècle trouve ses origines dans la découverte des spermatozoïdes un siècle plus tôt. L’autre est une critique élogieuse d’un ouvrage d’un historien spécialiste du sujet. Il en ressort que la découverte des spermatozoïdes n’aurait rien à voir avec l’affaire et qu’on ne sait pas ce qui a provoqué ce phénomène. Du coup, ça m’a donné envie de creuser le sujet!
Ce n’est d’ailleurs pas le seul sujet que le magazine m’a donné envie de creuser : je retiens de sa lecture pas mal d’ouvrages qui ont l’air intéressants, tant parmi ceux qui faisaient l’objet des articles, que parmi ceux qui figuraient dans de petits cadres « pour en savoir plus » à la fin de certains d’entre eux. J’ai fait un petit diaporama de quelques-uns des livres qui me tentent. Reste plus qu’à trouver le temps de lire, ce qui n’est pas le plus aisé!
Je l’avais vaguement repéré… ça a l’air pas mal !
C’est plus que pas mal!
je ne opartage pas la « ligne éditoriale » de courrier internationale, cependant son format fait des émules;
A la lecture il semble que ce soit le sujet ,qui vous ai « accroché », je devrai dire racolé!
julia
Effectivement, c’est le sujet qui m’a accrochée. Mais, personnellement, j’aime bien Courrier international. :-)
je viens de parcourir « ce » Books, il est tres complet et bien fait les auteurs américains dominent ,c’est interessant ,amusant et « instructif »
julia
C’est vrai que j’ai trouvé aussi qu’il y avait beaucoup d’auteurs américains et que j’ai regretté que la diversité géographique des auteurs ne soit pas plus importante. Mais c’est à peu près le seul reproche que je verrais à faire à la revue.
coucou :)
Par rapport à la condamnation de la masturbation au 19e siècle: il parait que ça pourrait être dû au fait que cela bouleverse, voire inverse l’ordre sexuel: ça fait perdre de l’énergie aux hommes, et ça ferait grossir le clitoris des femmes de manière permanente, qui finirait par ressembler à un pénis: donc, selon les fantasmes des médecins, la masturbation féminise les hommes et masculinise les femmes (in « La matrice de la race. Une généalogie sexuelle et coloniale de la nation française », d’Elsa Dorlin. Je crois qu’elle reprend cette interprétation de Foucault, mais j’ai pas vérifié précisément)
Ce que tu dis là m’évoque le sujet traité par Alain Corbin dans L’harmonie des plaisirs que j’ai commencé il y a déjà un bon moment, et dont il faudrait que je reprenne la lecture… Je note le nom d’Elsa Dorlin que je ne connaissais pas.
Elsa Dorlin est beaucoup plus jeune que Corbin, donc forcément un peu moins connue. Et elle est philosophe de formation, bien que l’histoire et la généalogie des concepts à la manière de Foucault lui servent beaucoup, tu verras. Elle est de plus, très clairement féministe dans son travail. Elle a écrit un autre livre avant celui-ci, intitulé: »L’évidence de l’égalité des sexes, une philosophie oubliée du 17e siècle » (publié en 2000) je l’ai aussi eu en cours à la fac, et, comment dire? c’était assez prodigieux, franchement
C’est surtout que je connais bien les historiens, étant passionnée par leur discipline, tandis que j’ai toujours été allergique à la philosophie, ce qui fait que je n’ai jamais cherché à approfondir. C’est peut-être une occasion de tenter une autre approche!
Alors dans ce cas, je te conseillerais de commencer plutôt par « L’évidence de l’égalité des sexes », qui est d’une lecture bien plus facile à mon sens (en fait, j’avais fait pour moi-même un résumé de « La matrice de la race », si tu veux je te l’envoie par mail? (ici en commentaire, ça ferait quand même un peu trop long)
Bon, je vais essayer quand même.
Au 16e, 17e et 18e siècle, les médecins se servaient d’une notion
venue de la médecine de l’antiquité (Hippocrate, Galien) pour traiter
les diverses maladies de l’époque: cette notion c’est le tempérament,
qui désignait différents types physiologiques selon les individus,
expliquant les maladies dont ils souffraient et les remèdes à
appliquer. Il existe alors quatre tempéraments: bilieux, sanguin,
phlegmatique et mélancolique. Le tempérament sanguin est celui qui se
trouve être le plus sain. Le point soulevé par Elsa Dorlin est le
suivant: alors que les hommes peuvent avoir des tempéraments divers,
selon leur mode de vie, leur alimentation, leur activité (les hommes
de lettres passent pour devenir mélancoliques ou phlegmatiques) la
majorité des femmes sont rangées sous le tempérament phlegmatique, car
les femmes pensent-on alors, sont de constitution froide et humide, ce
qui entraine le fait de leur donner un tempérament phlegmatique qui
est froid et humide, donnant une certaine faiblesse aux organes et
beaucoup de complications, de maladies. Il existait alors des traités
spécialisés des « maladies des femmes » recensant toutes les maladies
dont les femmes étaient suceptible de souffrir, et les remèdes à leur
appliquer. Ceci crée un rapport de pouvoir et de domination en faveur
des hommes (car la maladie dont les femmes souffrent, c’est quasiment
leur propre corps, leur constitution pathogène. On les pensent ainsi
avec un corps poreux, ouvert à toutes les influences, notamment
diaboliques, les femmes sont souvent possédées, soit par les maladies
et leur corps souffrant, soit par le diable qui profite de leur
faiblesse)
Mais il y a des exceptions, qu’Elsa Dorlin appelle les « corps
mutants »: les prostituées, les africaines et les femmes souffrant
d’une affection appelée la fureur utérine, ou nymphomanie (construite
sur le modèle d’une maladie uniquement réservée aux hommes dans
l’antiquité, la satyriase, qui provoquait « un désir insatiable du coït
que l’assouvissement même du plaisir ne peut apaiser ») les
prostituées sont censées avoir un tempérament chaud et viril, qui
explique leur intempérance morale, mais ce tempérament trop chaud
dessèche le sperme et les rend infécondes (on remarquera que les
hommes ont généralement un tempérament plus chaud que celui des
femmes, ce qui les rend plus forts et plus sain, mais les femmes, même
avec un tempérament chaud, restent dans une configuration pathologique
au niveau de leur corps) les nymphomanes sont également des femmes qui
se virilisent, selon les médecins leur masturbation incessante fait
grandir leur clitoris de manière permanente, ce qui finit par le faire
ressembler à un pénis (il est intéressant de voir que l’autre grande
maladie des femmes, l’hystérie, est pensée comme une trop grande
lâcheté des nerfs, alors que la nymphomanie vient d’une tension
excessive des nerfs. Il est thérapeutique pour l’hystérie que le
médecin fasse des attouchements masturbatoires à sa patiente.
Véridique! au 19e siècle, il y aura une grande politique de répression
de la masturbation, hommes comme femmes: celle-ci est alors pensée
comme féminisant les hommes, car elle leur fait perdre leur force et
vigueur) les africaines sont vues comme des femmes lascives, qui
corrompent le tempérament des voyageurs étrangers et les incitent à la
débauche (il y a une note d’Elsa Dorlin mentionnant la frustration des
voyageurs loin de leur pays..) mais ceci est alors compris non comme
une mutation, mais comme un trait anthropologique caractéristique des
africaines (le début de la constitution de la race: on remarque que la
« féminité » des femmes blanches non mutantes est pensée en opposition
aux femmes noires, il y a une norme de la féminité qui se construit
aussi dans une perspective d’exclusion des femmes noires par rapport
au devenir femme des françaises. Au 19e siècle, les femmes noires vont
être animalisées dans les expositions coloniales notamment, pour
qu’aucun désir d’homme blanc ne puisse être pensable à leur égard)
On va ensuite penser au milieu du 18e siècle, la nymphomanie et
l’hystérie comme spécifiques à deux classes sociales opposées, les
domestiques (nymphomanes) et l’aristocratie (hystériques) ce qui
naturalise les rapports de classes, mais produit l’angoisse d’une
extinction de l’aristocratie, qui préfigure les conflits de la
révolution française (les aristocrates se féminisent tandis que le
peuple, les domestiques se virilisent: de plus les domestiques
s’occupent des enfants, angoisse que la nymphomanie soit transmise aux
descendants) les domestiques, les nourrices entre autre, se voient
dévalorisées et remplacés par la figure de la mère qui allaite et
s’occupe elle-même de ses enfants (renversement total, dans
l’aristocratie et la bourgeoisie, s’occuper des petits enfants était
peu gratifiant jusqu’au 17e siècle, la grossesse considérée comme une
maladie de plus, et l’allaitement objet de complications. Désormais,
il faut trouver une norme de féminité qui puisse être saine, et non
plus malade: ce sera la figure de la mère, la grossesse devient un
tribut, un travail nécessaire qui inscrit la mère dans l’ordre naturel
et régulier des choses et du monde, la notion de régularité des
règles, l’utérus compris comme l’horloge biologique des femmes
viennent de ce moment du 18e siècle, qui oppose la mère à la prostitué
et la nymphomane)
parallèlement à cela, dans les colonies des Antilles et de la Réunion,
on élabore une médecine coloniale et on compile les « maladies des
nègres », qui sont pensées exactement sur le modèle des « maladies des
femmes », comme résultant d’un tempérament faible et sujet aux
maladies. Les nègres sont considérés comme étant physiologiquement des
femmes, nouvelle naturalisation d’un rapport de pouvoir
colonisateur/colonisé. Mais bien sûr, il y a des problèmes, notamment
les rapports sexuels entre esclaves et esclavagistes, produisant des
« mulâtres » ( terme venant du portugais mulato, désignant le mulet,
animal stérile issu de l’union d’un âne et d’une jument ou d’un cheval
et d’une ânesse) qui ne peuvent être classés de manière binaire, selon
une catégorisation stricte et immuable. Pour éviter qu’ils ne
deviennent les alliés des esclaves face à la société colonisatrice,
mais aussi pour éviter de reconnaître des enfants gênants pour
eux-mêmes, les esclavagistes vont utiliser les mulâtres comme une
police des nègres: ils vont pourchasser les « marrons » (c’est à dire
des esclaves en fuite, révoltés ou désespérés) et acquérir ainsi un
certain statut de liberté, quasiment inaccessible pour la population
esclave: la domination des colons, sa pérennité et son contrôle sont
ainsi assurés par ceux-là même qui auraient pu la miner de
l’intérieur.
C’est intéressant. Merci beaucoup.
Je retrouve une partie de ce que tu as rapporté dans les souvenirs que je garde du début du livre d’Alain Corbin.